où est passée l'écriture ?
je suis médusée
too many mixed feelings
par exemple, au boulot, mardi soir au parking du supermarché il y avait N. qu'on cherchait à joindre. il dit grognon en nous voyant "vous venez nous faire chier jusqu'ici" ; on l'a croisé la semaine dernière, un mercredi après-midi par hasard et il ne s'est pas enfui comme il le faisait ces derniers mois. il est tout amaigri, un peu confus. il formule à ce moment une demande pour un appartement, un abri, un toit, il est épuisé de la vie à la rue, il veut une solution immédiatement. sinon c'est la prison ou la mort.
sauf que ça fonctionne pas comme ça, pour avoir une place d'hébergement d'insertion quelque part, il faut remplir une fiche SIAO et attendre des mois qu'une place se libère. j'appelle un dispositif qui vient d'être créer il y a quelques mois et qui est plus lax, justement pour accueillir les zonards qui ne veulent rien savoir du système habituellement, qui n'acceptent même pas les dons alimentaires de la croix-rouge. il restait une place mais èls ont accueilli quelqu'un hier... il faudrait attendre 10 jours voir si la personne reste. 10 jours c'est une éternité pour N. il accepte quand même que ma collègue griffone sur un bout de papier les informations pour qu'elle puisse remplir la demande SIAO et il nous file son numéro.
on pense alors à une place sur un autre dispositif, celui des "incasables". d'habitude, lorsque l'une des 10 places de ce dispositif est disponible (c'est rare), il y a une grande commission où les partenaires viennent discuter des dossiers qu'ils ont envoyés et on décide collégialement de l'heureux·se élu·e. la commission n'a pas encore de date, personne n'a encore envoyé de dossier, on tente de passer outre à base de longs mails pour appuyer la candidature spontanée de N.
on explique qu'il est à la rue depuis l'été 2020 suite à une rupture conjugale, qu'il disait alors qu'il allait se débrouiller tout seul, que ce n'était pas la première fois qu'il se retrouvait dans cette situation, il était presque joyeux de retrouver une liberté après dix ans à trimer ; cf mes notes de l'époque dans mon carnet.
on raconte la fois où il accepte d'appeler le 115 car sa chienne est enceinte et qu'il n'y a pas de place et que cela le blesse profondément. on raconte la fois où il est ok pour qu'une collègue l'accompagne à l'accueil de jour pour entamer des démarches administratives et qu'il n'ira jamais au 2e rdv prévu. comment on le perd de vue peu à peu et encore plus quand il se fera voler sa chienne.
etc.
et la hiérarchie nous dit OK, filez-lui cet appart. en plus, il touche les ARE et ne pouvait pas bénéficier des appartements du dispositif "classique" réservé aux personnes ayant les minima sociaux (rsa, aah, ass). faut juste attendre lundi pour que le SIAO valide. on l'appelle le lundi soir, répondeur, le mardi dans la journée, répondeur. et alors qu'on ne le voyait plus en maraude, il est là, mardi soir, à nous engueuler de venir le faire chier et quand on lui annonce qu'on a un appart pour lui, son visage change, ses yeux s'illuminent, il n'y croit pas, ses deux copains à côté sont rigolards, il veut emmenénager dès demain à huit heure du matin mais si c'est jeudi ça va aussi, et est-ce qu'il y a une télé ? est-ce que c'est ma mère qui vous a convaincu ? (???) il nous propose un schlouk de whisky pour fêter ça, s'étonne qu'on soit assises là avec des toxicos. il nous donne son nouveau numéro de téléphone. il me regarde avec ses yeux embrûmés et répète qu'il m'admire.
je me réveille mercredi matin trop tôt et je pense à lui et je pleurs.
puis sur un serveur discord, quelqu'un fait une blague en traitant un autre de SDF, mon mec répond tkt slowpress s'en occupe, et je réponds avec ironie, yes on a pu filé un appart à un gus à la rue depuis 2020 cette semaine :v:
et les emoji-reactions sont "yes, you win" "bien joué"
alors que je suis juste désolée désemparée désabusée désespérée qu'il faille tant de temps pour obtenir un appart (et que c'était de la pure chance que celui-ci soit disponible, j'ose pas imaginer ce qu'il serait advenu de N. sinon) ; ok ce n'est pas juste une question d'obtenir un appart, c'est tout le travail d'accroche, de lien et de confiance à mener pendant deux ans pour qu'une demande émerge et qu'on puisse y répondre au bon moment mais c'est quoi les circonstances qui entraîne qu'un type ne veuille rien de la société et se laisse crever à petit feu ainsi ? je suis contente qu'il soit à l'abri maintenant et si triste du reste.