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https://www.cairn.info/revue-empan-2015-2-page-41.htm

> Chacune de mes visites répond à une invitation inaugurale du sujet. Dans la précarité de mes déplacements, je tâche d’arrimer à mon porte-bagage un peu de cette présence clinique que les cahots des rues de la ville menacent de faire chuter. Cahin-caha, je vais seule, sans cadre ni commande institutionnelle, avec pour seul matériau un appel du sujet à la rencontre. Là où je me rends, il n’y a pas de chevet ; cela complique donc un peu l’entreprise. Pour tout rempart, je préserve impérissable la réminiscence incarnée de la liaison d’un sujet à un autre, celle d’un cordeau rouge ténu, dont la fragilité de l’attache reste sans cesse altérable. Je ne vais pas pour guérir, ni même pour soigner. Les personnes qui appellent ne sont pas malades, ou quand elles le sont, il revient à d’autres de dispenser une thérapeutique. Je vais pour tout autre chose. Je vais pour dire bonjour, accueillir une demande ou attendre sa naissance, accompagner jusqu’à la porte de celles et ceux qui sauront peut-être l’entendre, peut-être y répondre.

> Là où je vais, appelée par mon seul prénom, je ne suis personne et je n’ai rien à offrir. Je me garde d’être celle que je ne suis pas : assistante sociale, médecin, avocate, conseillère en insertion, éducatrice, bénévole, militante… Je n’y suis pas même psychologue… Je n’ai pas de rêve à léguer, pas de vocation à faire vivre, pas de projet institutionnel à tenir, pas d’entreprise politique à solder… Je ne concours pas davantage à un travail de médiation qui consisterait à créer dans ma chair une passerelle entre deux espaces familiers. Je ne suis pas émissaire : sans mandat, je ne suis porteuse d’aucun message de paix. Je ne suis pas l’étrangère désignée pour prendre part aux conciliabules. Je ne suis pas le héraut. Face à la brutalité des situations qui ébranlent le sujet, je demeure inexorablement impuissante. Ce que je propose d’être est un peu à côté : ni même, ni étrangère, une présence autre.

> À mon arrivée, mes besaces étant vides, il reste un creux pour déposer quelque chose à porter ensemble. Demeurer vierge d’un savoir antérieur, préconçu (constitué hors du sujet et non pas par lui), est un préalable à l’invention, pour une maïeutique dans la rencontre. Je crois en l’ignorance. Je ne sais pas : j’apprends du sujet ou avec lui. Nous révélons une constellation de connaissances propres à l’expression de son désir, à son inscription dans le champ social.

> Je tâche d’être présente où le sujet attend, ici et maintenant, au carrefour de la mélancolie et de l’espérance. Il ne s’agit pas de nourrir l’illusion de lendemains meilleurs. Avec celles et ceux qui viennent tenter la fortune, on ne prend pas le risque d’élever des théâtres d’ombre et de lumière. C’est une traversée d’équilibristes : ne pas augmenter l’accumulation des non auxquels le sujet se heurte par la répétition du refus, le mien ou celui d’un autre, border les rêves sans les briser, veiller sur l’étincelle désirante sans l’attiser ni l’éteindre. Bornés par un impossible, à partir du manque, à partir d’une impuissance constitutive, nous explorons une voie d’assertion : dire oui, tenter ensemble, aller voir. Je n’entretiens pas d’espoir. Un espoir est déjà une réponse engageante à toute construction chimérique. Je n’ai pas de réponse. Le oui que je formule est affranchi du contenu de la demande et de sa réalisation. Il consiste en la reconnaissance et la validation du désir, de son émancipation. En cela, c’est un serment d’espérance.

> Là où je vais, on ne peut pas dire que je travaille. En tout cas, pas plus que le sujet ne travaillerait pour lui-même. Pourtant, quelque chose dans les perspectives pourrait s’en approcher. Bien sûr, ce n’est pas un travail dans son usage conventionnel et manifeste mais davantage au sens d’un labeur. Ce travail, une presque clinique, consiste en un aménagement du paysage. Apprivoiser les espaces. Créer les conditions de l’hospitalité. Réordonnancer une certaine architecture institutionnelle. Pour que le sujet y trouve une possible inscription, il faut qu’il y ait une place à prendre. Au jeu des chaises musicales, on ne peut accueillir dans des sièges combles. Vers le manque. Vers la trace.

> En pensée, je cartographie mes itinérances. Je trace des lignes de correspondance selon la logique propre à mes erres : d’une personne à l’autre, d’une place à l’autre, relier les espaces sans les dissoudre ni les corrompre. Je suis une invitée. Je cherche une porte dérobée aux prises de pouvoir et à la tentation d’une maîtrise. Je ne veux pas œuvrer à bâtir des camps dans les interstices. Annexes de l’exercice du contrôle, ils écrasent le sujet d’une double aliénation. Il n’est pas question que les espaces s’absorbent ou se confondent. Plutôt qu’une résorption des frontières, plutôt qu’une abolition radicale des microcosmes singuliers, c’est une suture. Entre inclusion sociale et désintégration subjective, il appartient au sujet d’emprunter une piste qui ne convient qu’à lui. Un chemin buissonnier. Pour que le sujet se loge dans le tissu social, d’une façon inédite, peut-être faut-il soutenir l’existence de quelques lieux de porosité ?

> Peut-être que c’est cela, tout compte fait, une clinique aux frontières : auprès du sujet en suspension, s’asseoir sur la margelle, à la place qu’il nous désigne, sans dissimulation ni artefact, attendre avec lui que le train passe… et dans l’intervalle, faire quelque chose du temps de l’attente.